« Le corps de ma mère »: Fawzia Zouari, la langue comme butin de « mère »

Kateb Yacine a dit que la langue était un butin de guerre. Pour Fawzia Zouari, la langue est un butin de mère ! Cette mère mystérieuse, sacrée, une figure virginale géante, qui se révèle vers la fin de sa vie dans son humanité nue.

Yamna, la mère qui fuyait les humains pour prendre en amitié les entités invisibles, vit pour son honneur, pour l’honneur de ses filles. Elle est religieuse, mais à sa manière. Elle communique avec dieu à travers ses saints.

L’instinct et la dignité

Elle se fie à son instinct pour gérer les affaires de sa famille puis celles de sa tribu. Elle est sérieuse et grave, le rire n’a pas sa place dans la vie, car la vie est une affaire sérieuse. Elle dit : « Jadis, nous ne parlions que par nécessité, lorsque le mot devait trancher comme la lame d’un couteau.

Nous préférions la dignité de pleurer à la légèreté de rire et ne passions pas notre temps à bavarder pour peu dire. Mes filles seraient plus inspirées de faire quelque chose de leur main, carder la laine, par exemple, ou battre les couvertures à la fontaine, si elles tiennent tant à se montrer en public ! En plus, elles ont perdu leur prestance, serrées qu’elles sont dans des robes ridicules et perchées sur des chaussures au claquement indécent ! »

Les Confessions de Yamna

Au déclenchement de la révolution du jasmin en Tunisie, Fawzia Zouari est alors en France, où elle vit, et elle apprend en même temps l’hospitalisation de sa mère. Elle revient au pays natal dans le premier avion dans l’espoir de recueillir, dans l’urgence, quelques bribes, les dernières confessions de sa mère sur sa vie très secrète.

Yamna souffre d’Alzheimer de toute façon, et elle se trouve dans un état de coma profond. Elle a cessé de dire des choses à sa fille depuis que celle-ci a décidé de s’exiler au pays des kouffars. De ses sœurs, Fawzia n’obtiendra rien et ses frères en savent moins qu’elle.

Alors que toutes les portes lui semblent fermées, une voix se fait entendre, et la personne la plus improbable décide alors de lui rapporter les confessions de Yamna, il s’agit de Naïma, la servante. Commence alors un récit où il n’y a aucune frontière entre le rêve et la réalité. Le mystique et le tangible cohabitent dans une sorte de danse organique, propre à cette culture qui accepte la complexité de la vie sans jamais la questionner, sans essayer de lui trouver un sens incertain pour satisfaire un besoin bassement humain.

L’histoire d’un pays qui n’est plus

L’histoire de Yamna, c’est l’histoire d’un pays qui n’est plus. D’un héritage perdu. C’est une histoire où les hommes pouvaient tout faire, mais où les femmes tiraient les ficelles sans jamais sortir de l’ombre de leurs maisons. Telles des marionnettistes, les femmes tiraient leurs ficelles en silence pour régner éternellement, s’imposant comme des demiurges sans jamais réclamer quoi que ce soit. Elles prenaient ce qu’il leur revenait de droit. Un droit ancestral assuré par les saints patrons de leur lignée.

À cette époque, une femme n’avait pas son mot à dire, pour la simple et bonne raison qu’une femme n’avait pas besoin de parler pour se faire écouter. Sa voix était réservée à son mari et ses enfants. Son corps n’appartenait qu’à elle et à celui qui partageait sa couche. Même les enfants n’avaient pas droit aux corps de leurs mères. La narratrice dira qu’elle n’a vu les cheveux de sa mère que lorsque cette dernière s’est retrouvée sur son lit d’hôpital. C’était alors la première fois qu’elle la voyait nue ! Son premier reflex a été de lui recouvrir les cheveux et ainsi couvrir sa nudité.

L’écriture de ce livre s’est faite dans l’urgence viscérale de renouer avec la mère et le pays natal. Fawzia Zouari a voulu sauvegarder intacte une double mémoire qui était au bord du précipice de l’Histoire, et en accouchant de ce roman, c’est de sa propre mère qu’elle a accouchée.