Chez toi ou chez moi ?

Je pensais en avoir fini avec les hommes. Complétement. Cela fait cinq ans que je vis en solo. Depuis ce jour où mon compagnon m’a faussée compagnie en rejoignant ‘prématurément’ son Seigneur. Ce sont des choses qui arrivent.  Enfin bref, pour moi, les choses de l’amour appartiennent au passé. À bientôt 48 piges, je pensai avoir tourné la page. Par Celia Ouabri

Les triples saltos du cœur, les papillons dans le ventre et les yeux énamourés, j’ai connu tout ça. Mais maintenant, c’est terminé. Enfin, c’est ce que je pensais. Jusqu’à ce que mes sens se réveillent d’un long sommeil de marmotte.

Je me retrouve dans ma salle de bain. Des effluves de caramel et de citron vert assaillent mes narines. J’applique les larges couches de cire sur mes jambes de Yeti. Mes poils d’oursins drus et noirs font de la résistance. Ils s’accrochent à leur bulbe comme un bébé à son doudou. J’avais perdu l’habitude de ses séances de torture. Aïe, ouille ! Je me tords de douleurs et je peaufine ma technique d’extirpation pour réduire la souffrance d’une échelle de dix à sept.  

J’étale la cire chaude avec la spatule, je prends une profonde respiration et j’arrache la bande d’un coup sec. Re Aïe. Re Ouille ! Des perles de sueurs dégoulinent de mon front. C’est le prix à payer pour avoir des jambes satinées. Je passe et repasse ma paume de main dessus. Banco : mon épiderme est comme le duvet d’un poussin.  Il faut ensuite s’attaquer aux aisselles. Je lève les bras. La forêt amazonienne n’est plus au Brésil. Elle s’est déplacée dans ma salle de bain.

‘Un date’, c’est avec ce terme que les jeunes désignent un rencart de nos jours. Oui. J’ai rendez-vous.  Est-ce bien raisonnable, dites-vous ? Avec qui ? En voilà des questions ! La curiosité est un mauvais défaut, l’auriez-vous oublié ? Inutile d’insister. Vous ne saurez rien, ni sur son nom, ni sur son âge. Je peux juste consentir une petite confidence : il a réveillé chez moi un reliquat de féminité dont je ne soupçonnais guère l’existence. Le désir d’être regardée, admirée et courtisée. Un désir sous cloche qui ne demandait qu’à renaître de ses cendres après un long sommeil à ‘la belle au bois dormant’.  

Il a dit « Chez toi ou chez moi ? ». J’ai répondu : « Chez toi ! ». J’ai cru bon d’ajouter « Chez moi, c’est un peu compliqué. Mon ex-belle-mère pourrait débarquer à l’improviste et mes chers voisins m’espionnent ». Il a ricané et a dit : « Les vigiles de la bien-pensance sont partout ! ».

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L’appartement est feutré.  Mon ‘crush’ m’invite à prendre place sur le canapé gris. Je m’assois en guingois et je croise mes jambes satinées sous ma jolie robe bariolée. J’ai dû avoir la main légère sur Perles de Lalique. Les fragrances de mon eau de toilette sont suspendues dans l’air.  Je promène mes yeux un peu partout. Sur une étagère garnie de livres, il y a la photo d’une femme aux longs cheveux noirs. Il a suivi mon regard, alors il a tourné la photo tronche contre le mur. Je n’ai posé aucune question.  Il a allumé la télé et a zappé sur Chasse et pêche. La chaîne diffusait un documentaire sur la reproduction des baleines dans l’océan Atlantique. Puis, il s’est assis à l’autre bout du canapé, a allumé une cigarette, tiré une bouffée et s’est écrié.

 – J’ai une idée. Je vais te lire ton avenir !

Il ne m’a pas proposé de boire quelque chose ou de grignoter des chips, mais il s’est éclipsé quelques minutes pour revenir avec un jeu de tarot. Sur la table basse, il a battu les cartes. J’ai regardé les Richelieu qu’il portait. Elles devaient dater des années 70 et n’étaient pas bien cirées. Il m’a regardé droit dans les yeux, a agité le 10 de Carreau, puis l’As de pique, sous mon nez. Il a ouvert la bouche pour dire quelque chose, mais un bip sonore provenant de son téléphone portable lui a scellé les lèvres. En lisant le message qu’il venait de recevoir, il est devenu aussi pâle qu’un macchabée.

-Vite, vite… disparais !

J’allais demander des explications, mais il m’a saisi par le bras. Son empoigne était violente. Il a plaqué sa main velue dans mon dos, et m’a poussé vers la porte. Cette situation m’a parue grotesque, mais aucun mot n’est remonté de mon gosier.

En moins de deux minutes, je me suis retrouvée sur le palier. Perplexe. J’ai commencé à redescendre les escaliers en comptant les marches. C’est mon ‘truc’ lorsque mon cerveau ‘bugge’. Sept, huit, neuf, dix, onze… Il y a onze marches par étage. Au deuxième palier, j’ai croisé une femme. J’étais sûre de l’avoir vue quelque part. Et puis, paf, c’est revenu d’un coup. C’était elle sur la photo de l’étagère de mon futur ex- ‘crush’.