Chronique d’une femme gourmande : le bibi de many

Crac crac. La chips croustille sous mes dents. Je m’ennuie ferme et quand je glande, je grignote beaucoup, ce qui n’arrange pas mon cas. J’ai un surpoids de 4 kilos que je n’arrive pas à élaguer. Par Celia Ouabri

Je tourne en rond dans la maison. J’allume la télé, je zappe d’une chaîne à l’autre. Les téléfilms dégoulinants d’amour de TF1 me débectent. Les reportages animaliers d’Arte m’ennuient. Les rendez-vous santé de France 5 me révulsent.

La gourmandise : un vilain pêché

Je jette la télécommande sur le canapé et file à la cuisine. Je pioche au passage un makrout mielleux. Miam, c’est une tuerie ! Je saisis mon téléphone et appelle ma copine Aïda. Ça sonne, mais ne répond pas. Sûre qu’elle doit siester. Je repars à la cuisine, ouvre le frigo, pique une olive dénoyautée puis un bout de fromage. Il y a une part de Tiramisu qui me fait de l’œil. J’ai préparé la recette trouvée sur Marmiton et j’ai mis ça dans les verrines, comme top-chef. Je résiste. Il ne faudrait pas que je perde de vue mon objectif : fermer le zip de ma robe taille 42, à l’occasion du mariage de ma voisine Naïla, prévu le mois prochain.

L’ennui, c’est mortel

L’ennui, c’est mortel, surtout quand on habite à la campagne. J’entends zonzonner les insectes. Les stridulations des sauterelles et des grillons saturent mes oreilles. Les blés sont coupés et la rivière asséchée. La campagne baille aux corneilles. Elle s’ennuie aussi. Les gens sont tous à la plage. Bronzer, nager, draguer, la belle vie quoi ! Et moi, je suis enfermée.

J’ai une idée. Je vais me grimer. Je mets un chapeau bibi noir sur la tête. Il a appartenu à feu ma grand-mère, une femme d’une grande élégance. Je lève mon portable au plafond et prends un selfie. Clic clac. Et si je le postais sur Instagram ? Aussitôt dit, aussitôt fait. Avalanche de Bip et pluie de compliments :’ Piii la classe’ ! ‘Il te va comme un gant !’  ‘Prête-le moi !’

Un chapeau bibi qui fait le buzz

-Tu es complétement givrée ! Où as-tu trouvé cette horreur ? Commente Fella, ma cousine de Grenoble. Et elle ajoute.

-Ne me dis pas que c’est le bibi de ‘many’ Doudja ?

Fella m’agace. J’ignore son message. Si on ne peut plus s’amuser maintenant, il n’y a plus qu’à se suicider !

J’ouvre la fenêtre. Une onde de chaleur embrase mes joues. Je ferme les volets. Ah c’est mieux comme ça. La chatte Olive s’est réveillée de sa longue sieste. Elle vient se frotter sur mes jambes quémandant un câlin. Je glisse mes doigts sur sa robe soyeuse, lui plaque le chapeau de ‘many’ sur la tête et mes lunettes de soleil sur son nez en patate. Clic ! Je prends une photo et la publie sur les réseaux sociaux. Olive est furieuse. Elle détale et se calte sous le canapé.

Bip bip. Message de Fella en MP

-C’est plus grave que ce que je pensais ma pauvre ! J’appelle les urgences psychiatriques de suite !

Pfff ! Ma cousine est psychorigide ! Elle m’embête. Et puis de quoi je me mêle ?

Grondement au loin. Un orage d’été s’annonce. J’ai juste le temps de rentrer les draps que je jette sur le canapé. Une trombe de pluie martèle la cour. On dirait une rafale de chevrotine. Une odeur de terre mouillée assaille mes narines. Un parfum de plus en plus rare, maintenant que le règlement climatique est enclenché et que la pluie s’appelle désir dans nos contrées nord africaines.

Le retour de Yemma

Tout à coup, j’entends tourner la clef dans la porte. Yemma s’affiche dans l’entrée avec ses deux bagages à main. Je la regarde avec des yeux ronds. Elle devait revenir après-demain. Elle a plus de 48 heures d’avance. Ouille, flûte, zut !

-Tata Selma s’est brisée le col du fémur. Elle a été hospitalisée. Du coup, j’ai pris mes cliques et mes claques et je suis rentrée.

Elle a dit ça en embrassant le séjour du regard. À présent, Yemma a le front plissé. Ses yeux brillent d’une colère à peine contenue.

-Mon Dieu, mais le salon est un vrai champ de bataille !

Ma mère explore chaque coin avec la minutie de Columbo. La table basse est recouverte de miettes. Des verres et des couverts sales traînent par-ci par-là. Mes fringues sont éparpillées sur les fauteuils.  

Je me sens nouille. Je n’ai fait ni le ménage, ni les courses. En même temps, je n’attendais Yemma que dans deux jours. C’est le moment qu’a choisi Olive pour surgir de sa cachette. La chatte arbore le bibi noir de ‘many. C’est le pompon !

Ma mère me regarde de traviole.

-Cette fois-ci, tu as dépassé les bornes ! S’étrangle-t-elle

Je protège mon visage avec mes avant-bras en X. Peine perdue, je reçois sa ‘bligha’ sur la tête. Quand la moutarde lui monte au nez, ma mère frappe. Aïe… ça fait bigrement mal, les claquettes algériennes.

Ding dong. On sonne à la porte. Sauvée in extremis d’une seconde volée de ‘bligha’, je file en douce dans ma chambre en refermant soigneusement la porte derrière moi. Quand je me retourne, je reste interdite. Ma grand-mère me regarde avec des yeux espiègles. Assise au bord de mon lit, elle arbore un chapeau bibi rouge écarlate. Mutique, elle se lève, fait quelques pas vers ma table de bureau et disparaît sous mes yeux ébaubis. Je me pince croyant rêver. Many s’est évaporée, silhouette évanescente, mais le chapeau rouge flambant neuf est resté sur mon lit.

Celia Ouabri