Au détour d’une conversation récente avec une amie, elle m’a raconté comment ce genre littéraire peu prisé l’a remise sur les rails des mots et le chemin des livres.
La lettre : un moyen efficace
Nous avons tendance à oublier que dans un passé récent, il n’était pas aisé de passer un coup de fil, alors qu’aujourd’hui, on le boude au profit de messages laconiques auxquels on tente d’insuffler la vie à coup d’émojis. La lettre était alors un moyen efficace de raconter son être, de dépeindre sa météo intérieure. Elle offrait l’espace nécessaire à l’expression de soi, à la célébration de l’autre.
Me sont alors revenus en tête les échanges entre Anaïs Nin et Henry Miller dans lesquels elle le décrivait en disant : « J’aime en vous cette douceur étrange, traîtresse, qui se transforme toujours en haine. Comment vous ai-je choisi ? Je vous ai vu, d’un regard intensément sélectif – j’ai vu une bouche qui était à la fois intelligente, animale et douce… curieux mélange ; un homme humain, avec une conscience sexuelle des choses – j’aime la conscience – un homme, je vous l’ai dit, que la vie enivrait. »
Albert Camus, quant à lui, écrivait à Maria Casarès le 26 août 1948 : « J’ai retrouvé la phrase de Stendhal qui s’applique à toi : « Mais mon âme à moi est un feu qui souffre s’il ne flambe pas !. » Flambe donc ! Moi, je brûlerai. »
L’amour passionné dans les lettres
Elle, de son côté, lui écrivait le 15 septembre 1949 : « La seule chose qui me sépare de toi maintenant et qui me pousse à la folie par instants, c’est l’idée qu’un jour la mort vienne nous obliger à vivre l’un sans l’autre. Lorsque cette pensée s’empare de moi avec assez d’acuité pour me faire vivre, par exemple, un matin, avec l’idée que tu n’es plus là et que tu ne seras plus jamais là, toutes mes facultés se brouillent dans un chaos total, je ressens une terrible envie de vomir, et des sons de folie se font entendre partout en moi. »
Heureusement que Camus l’a rassurée un an après en écrivant : « Un temps viendra où malgré toutes les douleurs, nous serons légers, joyeux et véridiques. » Des années après Camus et Casares, sur la rive orientale de la Méditerranée, une autre passion dévorait Ghassan Kanafani qui écrivait à Ghada el saman :
إنني أريدك بمقدار ما لا أستطيع أخذك ، و أستطيع أن آخذك بمقدار ما ترفضين ذلك، و أنت ترفضين ذلك بمقدار ما تريدين الاحتفاظ بنا معاً ، و أنت و أنا نريد أن نظل معا بمقدار ما يضيعنا ذلك في اختصام دموي مع العالم. إنها معادلة رهيبة ، و رغم ذلك فأنا أعرف بأنني لست أنا الجبان ، و لكنني أعرف بأن شجاعتي هي هزيمتي ، فأنت تحبين ، فيّ، أنني استطعت إلى الآن أن لا أخسر عالمي ، و حين أخسره سأخسرك ، و مع ذلك فأنا أعرف أنني إذا خسرتك خسرته.
Et May Ziadé déclarait à Khalil Jibran : إني أخاف من الحب كثيراً ، ولكن القليل من الحب أيضاً: لا يرضيني !
Des lettres qui incarnent leurs auteurs
Une lettre peut parfois se substituer à son expéditeur, elle l’incarne. Son attente revient alors à attendre l’amant avant un rendez-vous. La fébrilité, l’attente, l’angoisse… Guillaume Appolinaire les écrivait à Lou en ces mots :
- Quatre jours mon amour pas de lettre de toi ;
- Le jour n’existe plus le soleil s’est noyé ;
- La caserne est changée en maison de l’effroi ;
- Et je suis triste ainsi qu’un cheval convoyé.
Malgré ces exemples, une lettre n’est pas toujours porteuse d’un message d’amour, les mots ne servent pas toujours les passions romantiques. Écrire à l’autre, c’est donner une voix par l’encre et le papier à ses blessures profondes, ainsi tout ce qui ne se dit pas s’écrit. Est-ce que Kafka aurait pu dire de vive voix à son père : « Rien, pas même ta méfiance à l’égard des autres, n’égale la méfiance de moi-même, dans laquelle j’ai été élevé par toi. » Ça m’étonnerait…
La lettre n’a cessé de fasciner, d’intriguer, de causer des remords, à faire et à défaire des vies sans jamais perdre de sa splendeur. La correspondance est devenue au fil des ans un rituel sacré pratiqué par les hommes. Sylvain Tesson, dans une nouvelle de son recueil « S’abandonner à vivre » dit que :
Toute lettre arrachée à son destin déclenche une chaîne de catastrophes.
La lettre en littérature
L’écriture est un processus mantique qui entraîne une cascade karmique. La correspondance s’inscrit dans le solfège de l’existence. Elle est commandée par des lois supérieures. L’homme ne doit pas modifier la partition.
En littérature, la lettre a été prétexte à de nombreuses dénonciations. Face à la censure, les autrices et les auteurs ont opté pour ce genre afin de mettre leurs idées dans les lettres de personnages inconnus. Ainsi, dans les lettres persanes, Montesquieu faisait dire à l’un de ses voyageurs venu d’orient visiter l’Europe : « Il n’y a pas longtemps que je suis en Europe ; mais j’ai ouï parler à des gens sensés des ravages de la chimie. Il semble que ce soit un quatrième fléau, qui ruine les hommes et les détruit en détail, mais continuellement ; tandis que la guerre, la peste, la famine, les détruisent en gros, mais par intervalles. »
Kressmann Taylor, dans son roman épistolaire « inconnu à cette adresse », dépeint la montée du nazisme en Allemagne à travers les lettres de deux amis marchands d’art, l’un allemand, l’autre juif et ils s’écrivent : « Tu dis que nous persécutons les libéraux, que nous brûlons les livres. Tu devrais te réveiller : est-ce que le chirurgien qui enlève un cancer fait preuve de ce sentimentalisme niais ? Il taille dans le vif, sans états d’âme. Oui, nous sommes cruels. La naissance est un acte brutal. Notre renaissance l’est aussi. Mais quelle jubilation de pouvoir enfin redresser la tête ! Comment un rêveur comme toi pourrait-il comprendre la beauté dégainée ? »
Je pourrais passer des jours à vous lire des lettres d’inconnus réels ou fictifs, l’éternité ne suffirait peut-être pas à vous raconter tout ce qui s’est écrit.
Quoi qu’il en soit, j’attends votre réponse à cette lettre, écrivez-moi, j’aurais plaisir à vous lire.
Votre bien-aimé.
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