Milan Kundera : l’insoutenable envie de le découvrir !

« L’homme pense, et Dieu rit. » C’est avec cette maxime yiddish que le romancier tchèque Milan Kundera, décédé l’été 2023, a illustré l’essence de son travail. Par Reslane Lounici

Revendiquant son droit à la nuance et à l’humour, Kundera a fait du roman un extraordinaire champ d’exploration de la vie humaine. Le lire aujourd’hui, c’est accepter l’incertitude comme vérité et la dérision comme seul antidote à l’absurdité de la vie.

Un roman qui explore la vie

Dans l’art du roman, il est affirmé : « L’homme aspire à un monde dans lequel le bien et le mal soient clairement distinguables, car en lui réside le désir inné et indomptable de juger avant de comprendre. Les religions et les idéologies trouvent leur fondement dans ce désir.

Elles ne peuvent coexister avec le roman que si elles transposent son langage de relativité et d’ambiguïté dans leur discours apodictique et dogmatique. Elles exigent que quelqu’un ait raison ; soit Anna Karénine est victime d’un despote borné, soit Karénine est victime d’une femme immorale ; soit K., innocent, est écrasé par un tribunal injuste, soit derrière le tribunal se cache la justice divine et K. est coupable.

Dans ce « soit… soit » réside l’incapacité à supporter la relativité fondamentale des choses humaines, l’incapacité à affronter l’absence d’un Juge suprême. En raison de cette incapacité, la sagesse du roman (la sagesse de l’incertitude) est difficile à accepter et à comprendre. »

Un droit à l’ambigüité défendu

Le romancier tchèque a longtemps défendu son droit à l’ambiguïté, qu’il a promu comme sagesse. Cette perspective trouve son expression à travers le rire dans son œuvre. Conçue comme une philosophie de vie, l’œuvre de Milan Kundera dépeint un humour au charme discret, élégamment encapsulé dans Les testaments trahis :

« L’humour, l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguïté morale et l’homme dans sa profonde incompétence à juger les autres. L’humour, l’ivresse de la relativité des choses humaines, le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’y a pas de certitude. »

La sagesse de l’incertitude a fait de lui un démiurge, explorant dans le roman toutes les autres possibilités que la vie ne permet pas. Se revendiquant de l’héritage de Cervantes, et dans la continuité de la tradition de ce dernier, il a su inventer un roman moderne à une époque qui ne produisait plus rien de nouveau. Ce souffle inédit qu’il a donné à la littérature, on le doit à sa capacité à ne pas rompre avec le passé, à son combat contre l’oubli. Pour lui, la modernité, c’est avancer par de nouvelles découvertes sur la route héritée ; l’oubli quant à lui :

« …C’est une grande énergie négative qui est capable de dévorer tout, et aujourd’hui, il y a des pouvoirs qui savent utiliser cette énergie négative et qui organisent l’oubli. »

Un auteur discret

Dans ce complot de hasard qu’est la vie, Milan Kundera a été très discret. Il a cessé de donner des interviews dans les années 80, et il n’a dérogé à la règle qu’en de rares occasions afin de remettre les pendules à l’heure. Avec Vera, sa femme, ils ont détruit toute leur correspondance et tout ce qui est susceptible de tomber entre les mains d’un biographe prêt à tout pour trahir leur testament, celui de ne rien laisser derrière eux, si ce n’est une œuvre, revue et corrigée par le romancier lui-même.

Ce refus de la biographie atteint son apogée dans « La fête de l’insignifiance », dernier roman de l’écrivain. Cette dernière « œuvre » arrive dans une époque marquée par des incertitudes offensantes, où l’ambiguïté est suspecte et le rire jamais innocent. Milan Kundera se révèle alors comme le prophète des indécis, de ceux qui comprennent qu’indépendamment de ce que nous faisons, nous sommes destinés à le répéter éternellement. Dans un monde qui manque souvent de nuances, l’œuvre de Kundera nous apprend à nous détacher de tout, à déconstruire et à transformer le désespoir en légèreté. Elle nous apprend surtout à ne surtout pas prendre la vie au sérieux, car au final, personne n’en sortirait gagnant.

Et si l’envie vous prend de vous plonger dans l’œuvre de ce monstre sacré de la littérature du XXe siècle, nous vous conseillons de commencer par son recueil de nouvelles « Risibles amours » ou par son roman culte « L’insoutenable légèreté de l’être ». Ces deux voyages romanesques ne manqueront pas de vous faire réfléchir, de vous divertir, ou de vous faire rire de l’absurdité de la vie.